8.

 

 

Darleen Fuller Talbot entendait les bruits du barbecue des Truesdale lui parvenir par la fenêtre de sa chambre. Tout de même, se dit-elle, il était honteux que cette pimbêche de Susie Truesdale ne l'ait pas invitée, elle, sa plus proche voisine, à la fête.

Dieu sait pourtant qu'elle aurait aimé y assister pour se distraire de ses soucis.

Evidemment, Susie ne la fréquentait pas. Elle lui préférait les Longstreet, les Shays, ou encore ces prétentieux de Cunningham qui habitaient de l'autre côté de la rue. Tous ces gens étaient bien faits pour se fréquenter, songeait Darleen. Ne savait-elle pas de façon certaine que sa toute-puissante altesse John Cunningham avait même trompé son épouse hyper coincée avec Josie Longstreet?

Oh, Susie avait très probablement oublié qu'elle avait dû se marier en catastrophe pour faire ensuite le service au Chat 'N Chew avec son gros ventre. Son mari avait beau être issu d'une famille aisée, cela ne lui avait rien rapporté. Tout le monde savait que le papa de Burke avait mis fin à ses jours parce qu'il s'était endetté jusqu'au cou.

Les Truesdale ne valaient pas mieux qu'elle, non plus que les Longstreet. Peut-être bien que son papa à elle avait gagné sa vie en travaillant sur une égreneuse de coton, au lieu d'en posséder une, mais il n'était pas un ivrogne. Et il n'était pas mort.

Darleen jugeait proprement inamical de la part de Josie de donner ainsi un barbecue en plein milieu de son jardin alors que l'odeur de la viande grillée et de la sauce épicée pouvait aggraver le désespoir d'un cœur solitaire. Eh quoi ! son propre frère Bobby Lee était de la partie — et il ne se souciait pas plus que les autres des sentiments de sa sœur.

« Qu'il aille au diable, se dit-elle, et ces poseurs de Truesdale avec lui ! » Elle ne voulait plus aller à aucune satanée fête de toute façon. Même si Junior travaillait de 4 heures à minuit à la station-service. Comment pourrait-elle rire et savourer la sauce à barbecue alors que la meilleure de ses meilleures amies allait être mise en terre le mardi suivant?

Elle soupira, et Billy T., qui s'échinait à sucer ses tétons rosis, se dit qu'elle allait enfin y mettre un peu du sien.

— Allez, mon bébé, murmura-t-il en lui humectant l'oreille d'un coup de langue, viens sur moi.

— D'accord.

Cela pimentait la chose. Non seulement Junior ne voulait plus faire ça qu'au lit ces derniers temps, mais en plus il s'en tenait à une seule et unique position.

Après qu'ils en eurent terminé, Billy T. resta allongé sur le lit en tirant béatement sur une Marlboro. Darleen, elle, regardait le plafond, attentive à la musique qui montait de chez les Truesdale.

— Billy T., dit-elle en faisant la moue, tu ne trouves pas que c'est mal poli de donner une fête sans inviter ses plus proches voisins?

— Oh, zut, Darleen ! tu ne peux pas t'arrêter cinq minutes de penser à eux ?

— Le fait est que ce n'est pas correct, voilà.

Piquée par le manque de compassion que lui témoignait son amant, elle se leva pour prendre son flacon de talc parfumé à la rose. Comme elle allait récupérer Scooter chez sa nourrice dans une heure, c'était encore la manière la plus rapide d'absorber l'odeur de sueur et de plaisir sur sa peau.

— Elle se croit meilleure que moi, reprit-elle. Sa morveuse de Marvella aussi. Et tout ça parce qu'elles sont amies avec les Longstreet.

Elle remit son T-shirt et son short, renonçant à ses sous-vêtements en raison de la chaleur. Ses seins, hauts, fermes et ronds, saillaient sous l'étoffe de coton, distendant le portrait délavé d'Elvis imprimé dessus.

— Dire que ce satané Tucker est en bas, en train de faire la roue devant la Waverly. Alors qu'Edda Lou n'est pas encore enterrée !

— Un bon à rien, Tucker. L'a toujours été.

— Ouais, n'empêche qu'Edda Lou était folle de lui. Il lui offrait du parfum, lui.

Elle lança un regard plein d'espoir en direction de Billy T., trop occupé à faire des ronds de fumée pour le remarquer. Elle se retourna vers la fenêtre, l'air renfrogné.

— Je les déteste, voilà. Je les déteste tous. Eh, qu'est-ce que tu crois? Si Burke Truesdale n'était pas le meilleur ami de Tucker, il serait allé tout droit rejoindre Austin Hatinger en prison.

— Diable ! s'exclama Billy T.

Il frottait son ventre moite, se demandant s'ils ne pourraient pas se reprendre un peu de plaisir ensemble.

— Tucker a beau être un bon à rien, poursuivit-il, ce n'est pas un meurtrier. Tout le monde sait que c'est un Nègre qui a fait le coup. Un de ces négros qui aiment bien se taper des femmes blanches.

— Ouais, mais il lui a brisé le cœur quand même. Et moi je dis qu'il doit payer pour ça d'une manière ou d'une autre.

Elle se retourna vers Billy T., la larme à l'œil.

— Oh, comme j'aimerais que quelqu'un lui fasse regretter de l'avoir rendue si malheureuse avant sa mort !...

Un rire qui s'éleva du jardin en contrebas acheva de la mettre en rage.

— Tiens, reprit-elle en battant des cils, je ferais n'importe quoi pour celui qui aurait le cran de lui donner une bonne leçon.

Billy T. écrasa sa cigarette dans un petit cendrier orné d'un cliché du Washington Monument.

— Eh bien, mon chou, si tu te sens prête à te remettre à la tâche et à me montrer combien tu es sincère, je pourrais peut-être me débrouiller pour arranger les choses.

— Oh, mon amour!

Darleen retira Elvis de sa poitrine et s'agenouilla devant Billy T.

— Tu es si bon avec moi.

 

Tandis que Darleen s'activait à rendre Billy T. heureux, les côtelettes grésillaient sur le barbecue dans le jardin d'à côté. Burke présidait aux grillades, revêtu d'un grand tablier sur lequel un cuistot de dessins animés clamait : « Un bisou sinon rien ! » Une Budweiser à la main, il aspergeait de l'autre les côtelettes de sauce. Susie transportait verres et assiettes de la cuisine à la table de jardin tout en ordonnant à ses enfants de prendre la salade, d'aller chercher plus de glace ou de cesser de chiper des œufs durs au curry.

Caroline ne pouvait qu'admirer ce va-et-vient savamment orchestré. Tandis que l'un se ruait vers la cuisine, l'autre en sortait. Et quoique deux des enfants — Tommy et Parker, se rappela-t-elle — s'arrêtassent de temps à autre pour se donner des bourrades et se bousculer, la chorégraphie d'ensemble suivait harmonieusement son cours. Quant au plus jeune, Sam, neuf ans — né un 4 Juillet, et qui devait son nom à l'Oncle Sam —, il était occupé à montrer sa collection d'images de baseball à Tucker.

Affalé sur le gazon, ce dernier, malgré la chaleur, avait pris l'enfant sur ses genoux pour feuilleter l'album avec lui.

— Je t'échange ma Rickey Henderson contre ce Carl Ripkin.

— Non, répondit Sam avec un mouvement de tête qui fit voler une mèche blonde dans ses yeux. Celle-là, c'est la première année de Carl.

— Mais ton image est toute cornée, fils, tandis que mon Henderson à moi est en parfait état. Et si je te donnais en plus mon tout nouveau Wade Boggs ?

— Peuh, ça ne vaut rien.

Sam tourna la tête vers Caroline, une lueur de malice dans ses yeux noirs.

— Je veux la 63 Pete Rose.

— C'est du vol, fils. Je vais dire à ton papa de te jeter en prison rien que pour avoir osé me faire pareille proposition. Burke, ton gamin a le vice dans le sang. Tu as intérêt à l'envoyer dans une maison de redressement avant qu'il te donne une attaque.

— Dis plutôt qu'il n'aime pas les magouilleurs dans ton genre, rétorqua Burke d'un air entendu.

— Il m'en veut toujours de lui avoir pris son Mickey Mantle en 68, chuchota Tucker à Sam. Le bonhomme ne comprend pas l'habileté commerciale. Alors, ce Cal Ripkin?

— Je te le laisse à vingt-cinq dollars.

— Zut. En voilà assez.

Il saisit Sam par le cou.

— Tu vois ce type assis là-bas, en train d'assommer Mlle Waverly? lui chuchota-t-il à l'oreille.

— Le type en costume?

— Oui, monsieur. Eh bien, c'est un agent du FBI, et demander vingt-cinq dollars pour la première année de Cal Ripkin est une infraction fédérale.

— Non-on, fit Sam avec une grimace enjouée.

— Oh ! que si. Et ton papa serait le premier à déclarer que nul n'est censé ignorer la loi. Je vais te dénoncer à la police.

Sam observa un instant Matthew Burns, puis il haussa les épaules.

— On dirait une tapette.

Tucker poussa un rugissement hilare.

— Où as-tu appris cela? s'écria-t-il en réfléchissant en même temps à la manière de soutirer la carte au garçon.

Et, renversant Sam cul par-dessus tête, il entreprit de le chatouiller.

Caroline les regarda rouler dans l'herbe, perdant aussitôt le fil de sa conversation avec Burns. Ce dernier était en train de lui parler du Bal Symphonique au Kennedy Center. Elle le laissa poursuivre, se contentant de temps à autre d'émettre un sourire ou un murmure approbateur. Elle était bien plus intéressée par le spectacle que lui offraient les autres convives.

Une poignée de personnes s'étaient réfugiées à l'ombre du chêne. C'était le seul arbre du jardin, et l'endroit rêvé pour de molles causeries sur des transats. Le médecin légiste, un petit homme noiraud et maigrichon, faisait glousser une de ces dames. Caroline se demanda comment on pouvait pratiquer tel jour une autopsie et raconter des blagues le lendemain.

Josie, perchée sur le pneu qui servait de balançoire, faisait du gringue au médecin — comme à tous les hommes, ou presque, qui se trouvaient à sa portée. Dwayne Longstreet et le Dr Shays sirotaient des bières, assis sur les rocking-chairs de la véranda. Marvella Truesdale et Bobby Lee Fuller échangeaient de longs regards langoureux, tandis que la propriétaire du salon de beauté, Crystal quelque chose, bavardait avec Birdie Shays.

De l'endroit où elle se tenait, Caroline apercevait une enfilade de jardinets de part et d'autre de celui des Truesdale. Du linge séchait sur des fils au soleil. On voyait des potagers dans toutes les parcelles ou presque, avec de grands plants de tomates ployant sous leurs fruits, des mange-tout, des choux, tous mûrs à point.

Elle sentait les odeurs de la bière, le fumet de la viande épicée et le parfum des fleurs flamboyantes gorgées de soleil vespéral. Tommy fourra une nouvelle cassette dans son lecteur portable et du blues s'envola dans l'air du soir. C'était une mélopée aux basses profondes, tendre et douloureuse à la fois, et lente, sinueuse comme un chagrin d'amour. Caroline n'identifia pas Bonnie Raitt, mais elle reconnaissait le talent.

Elle voulait entendre ça. Elle voulait entendre Sam couiner et glousser dans ses galipettes avec Tucker. Elle voulait entendre Crystal et Birdie cancaner sur une personne morte vingt ans auparavant dans un accident de voiture.

Elle voulait danser sur cette musique, regarder à travers les vapeurs odoriférantes de la viande grillée Burke embrasser sa femme comme un adolescent. Et puis elle voulait ressentir ce que ressentait Marvella tandis que Bobby Lee la prenait par la main pour l'attirer dans la cuisine.

Elle voulait faire partie intégrante de cette atmosphère, et non rester sur la touche à parler de Rachmaninov.

— Veuillez m'excuser, Matthew.

Le gratifiant d'un bref sourire, elle fit passer ses jambes par-dessus le banc de bois.

— Il faut que j'aille voir si Susie n'a pas besoin d'aide.

Alors que Sam lui sautait sur le dos, Tucker admira la manière dont le short blanc immaculé de la jeune femme dévoilait ses cuisses. Il soupira quand elle se baissa pour ramasser un Frisbee. Puis, après avoir renversé Sam sur la pelouse, et l'avoir chatouillé encore un brin, il se leva.

— Je crois que je vais aller me prendre une bière.

Caroline s'était arrêtée auprès du gril.

— Ça sent très bon, dit-elle à Burke.

— Encore cinq minutes, promit-il.

Susie s'esclaffa.

— C'est ce qu'il prétend toujours. Tu veux que je t'apporte quelque chose, Caroline?

— Non, ça va. J'ai pensé que vous pourriez avoir besoin d'un peu d'aide.

— Hé, mon chou, pourquoi crois-tu que j'aie voulu quatre enfants? Non, assieds-toi et détends-toi, c'est tout.

— Je t'assure, je...

Elle jeta un coup d'œil circonspect par-dessus son épaule. Burns était toujours assis à la table, la cravate impitoyablement serrée autour du cou, en train de siroter le chardonnay qu'elle lui avait apporté.

— Oh, je vois ! s'exclama Susie après avoir suivi la direction de son regard. Il est parfois bon pour une femme d'être occupée. Et si tu courais me chercher les canapés aux pickles? Je les ai rangés dans le placard, à gauche du réfrigérateur.

Reconnaissante, Caroline s'exécuta. Lorsqu'elle parvint sous la véranda, le Dr Shays inclina son chapeau pour la saluer, et Dwayne lui adressa un sourire doux et vague d'homme déjà à moitié ivre.

Caroline pénétra enfin dans la cuisine et se figea sur le seuil. Bobby Lee et Marvella étaient soudés dans une étreinte torride juste devant le réfrigérateur. Comme la moustiquaire se refermait avec un claquement sec, ils se séparèrent brusquement. La jeune fille, rouge de confusion, rajusta prestement son chemisier, tandis que Bobby Lee arborait un sourire crispé à mi-chemin entre la gêne et la fierté.

— Je suis affreusement désolée, articula Caroline, ne sachant trop qui des trois était le plus embarrassé. Je suis juste venue chercher quelque chose pour Susie...

L'atmosphère de la cuisine était si ardente qu'on aurait pu y faire griller du bacon.

— ... mais je peux revenir.

Elle manqua buter dans la porte que Tucker venait d'ouvrir.

— Caro, il ne faut pas laisser ces deux-là tout seuls ici ! s'exclama-t-il en lançant un clin d'œil à Bobby Lee. Les cuisines sont des endroits redoutables. Allez, vous autres, dehors. Comme ça, vos mamans pourront vous garder à l'œil.

— J'ai dix-huit ans, répliqua Marvella, une lueur de défi dans le regard. Nous sommes des adultes, maintenant.

Tucker, le sourire aux lèvres, lui pinça le menton.

— C'est bien ce qui m'inquiète, mon petit trésor.

— D'ailleurs, poursuivit-elle, nous allons nous marier.

— Marvella ! s'écria Bobby Lee.

Ses oreilles avaient viré à l'écarlate.

— Je n'en ai même pas encore parlé à ton père.

La jeune fille redressa fièrement la tête.

— Nous en avons déjà parlé tous les deux, non?

— Euh, oui, bien sûr.

Il déglutit péniblement. Tucker, ébahi, semblait attendre sa réaction.

— Mais ça serait quand même plus correct que j'aie un entretien avec lui avant qu'on annonce quoi que ce soit.

— Dans ce cas, le plus tôt sera le mieux, dit-elle en le prenant par le bras.

Et elle le poussa par la porte de service. Tucker les regarda sortir, médusé.

— Jésus, dit-il en passant une main tremblante dans ses cheveux. Il n'y a pas longtemps, elle me bavait encore sur l'épaule, et voilà qu'elle envisage déjà de se marier.

— Et j'ai comme l'impression que ce ne sont pas seulement des paroles.

— Comment diable en est-elle arrivée à avoir dix-huit ans? s'interrogea-t-il. Mon Dieu, comme le temps passe!

Caroline lui tapota le bras avec un petit rire.

— Ne t'inquiète pas, Tucker : avant deux ans, elle t'aura mis un autre bébé baveur sur l'épaule.

— Sei... Seigneur Dieu.

Rien que d'y penser le faisait bredouiller.

— Me voilà pour ainsi dire grand-père, hein? A trente-trois ans et des poussières... Je suis trop jeune pour ça.

— Rassure-toi : ce ne sera qu'à titre honorifique.

— Peu importe, rétorqua-t-il, les yeux perdus dans le fond de sa bière. Je n'ai pas envie d'y penser.

— Voilà une sage décision.

Elle se retourna pour ouvrir le placard.

— Où sont les canapés aux pickles?

— Hmm?

Il fit volte-face. Aussitôt ses sombres ruminations sur le temps qui passait s'envolèrent. Doux Jésus, se dit-il, quelles belles jambes ! Et ce derrière... une merveille !

— Sur l'étagère du haut. Tends un peu plus le bras.

Il regarda son short remonter sur ses cuisses tandis qu'elle se dressait sur la pointe des pieds.

— Voilà. Ne bouge plus.

Les doigts de la jeune femme effleuraient à peine le plat, lorsqu'elle se rendit compte de ce qui se passait dans son dos. Elle retomba sur les talons tout en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule.

— Tucker, tu es insane.

— Je commence effectivement à me sentir un peu fiévreux.

Toujours souriant, il se rapprocha de la jeune femme.

— Allons, laisse-moi t'aider.

Il tendit la main vers le plat. Dans la manœuvre, son corps se pressa légèrement contre celui de Caroline.

— Tu sens bon, Caro. D'une odeur qu'un homme aimerait bien trouver à son réveil.

Elle eut un sursaut instinctif qui la força à prendre une lente inspiration.

— Comme l'odeur du café ou du bacon?

Il gloussa et se laissa aller à lui renifler le cou.

— Comme l'odeur d'une chair tendre et alanguie.

Trop d'événements survenaient en elle d'un coup, songea-t-elle. Trop et trop vite. Des pincements, des tensions, des relâchements subits. Elle n'avait plus ressenti cela depuis... Depuis Luis.

Ses muscles se raidirent de nouveau.

— Tu m'importunes, Tucker.

— Je n'y peux rien.

Il se saisit du plat et le déposa sur le comptoir. Puis, prenant la jeune femme par la taille, il la força à se retourner.

— Il ne t'est jamais arrivé d'être hantée par quelque chose, un air de musique par exemple, qui n'arrête pas de jouer dans ton esprit — même si tu ne pensais pas l'aimer autant ?

Ses mains glissèrent sur le torse de la jeune femme, effleurant à peine sa poitrine. Caroline se sentit prise d'un léger vertige.

— Oui, je pense que oui.

— C'est mon problème avec toi, Caroline. Tu n'arrêtes pas de jouer dans ma tête. C'en est presque une obsession.

Il avait les yeux au niveau des siens. Son regard était si proche qu'elle s'aperçut que ses pupilles étaient cernées d'un mince et ensorcelant filet vert.

— Peut-être devrais-tu penser à un air différent.

Comme il se penchait, Caroline se figea. Il se contenta de lui mordiller doucement la lèvre.

— Le reste viendra, dit-il. J'ai toujours su attendre.

Il lui caressa la joue du dos de la main. Tucker se rendit alors compte que, devant le regard franc et direct de Caroline, il ressentait de l'appréhension, de la sollicitude, une faiblesse de tous les membres — tout cela à la fois.

— Est-ce qu'il t'a blessée ou seulement déçue?

— De quoi veux-tu parler?

— Tu es ombrageuse, Caro. Je suppose qu'il y a une raison à cela.

La chaleur fluide qui venait de se répandre en elle se transforma instantanément en une détermination d'acier.

— « Ombrageuse » est un terme qui convient mieux aux juments. Cet aspect dont tu parles, c'est tout simplement de l'indifférence. Et la raison que tu supposes se résume sans doute au fait que je ne te trouve pas attirant.

— Oh ! le gros mensonge, murmura Tucker d'un ton paterne. Ton indifférence... Si nous n'avions pas de compagnie, là, dehors, je te montrerais comment je sais que tu mens. Mais je suis un homme patient, Caro, et je n'ai jamais reproché à une femme d'aimer se laisser séduire.

Caroline sentit une bouffée de rage lui monter à la gorge.

— Oh, je suis certaine que des femmes, tu en as séduit plus souvent qu'à ton tour. Edda Lou, par exemple.

L'amusement le céda dans les yeux de Tucker à la colère, puis à un autre sentiment, proche du remords. Il se recula. Caroline lui posa aussitôt la main sur le bras.

— Tucker, je suis désolée. C'était méprisable.

Il porta la bière à ses lèvres pour adoucir un peu l'amertume qui lui emplissait le gosier.

— Tu n'es pas loin de la vérité.

Elle secoua la tête.

— Tu m'avais agacée, mais cela n'excuse en rien mon propos. Je suis désolée.

— N'y pensons plus.

Il posa de côté son verre vide, ainsi que la plus grande part possible de sa peine. Au même instant, Burke se mit à crier. Les lèvres de Tucker ébauchèrent un sourire — mais pas ses yeux, Caroline le vit bien.

— Ah, on va peut-être enfin se mettre à table, dit-il. Allez, prends le plat. Je te suis.

— Très bien.

Elle s'arrêta à la porte, voulant encore rattraper sa maladresse. Hélas, elle savait que toute excuse supplémentaire serait vaine.

Quand la porte se fut refermée, Tucker appuya son front contre le réfrigérateur. Il ignorait ce qu'il ressentait, il n'avait pas de mots pour le dire. Et il détestait cela. Habituellement, ses sentiments survenaient toujours en lui avec une telle légèreté, même les plus tristes. Mais ce magma d'émotions nauséeuses qui l'engloutissaient sans prévenir lui était inconnu, désagréable et proprement effrayant.

Il avait même rêvé d'Edda Lou. Elle était venue à lui, cadavre saccagé et bouffi. De la mousse espagnole gorgée d'eau croupie pendait de ses cheveux. Elle le désignait de son index squelettique, la peau couverte d'un sang noir et suintant.

Elle n'avait pas eu besoin de parler pour se faire comprendre. C'était sa faute à lui. Elle était morte et c'était sa faute.

Seigneur tout-puissant, qu'allait-il faire maintenant?

— Tucker? Mon bichon?

Josie se glissa dans la cuisine et vint passer un bras autour de ses épaules.

— Tu te sens mal?

Aussi mal que possible, songea-t-il.

— J'ai la migraine, c'est tout, répondit-il avec un soupir.

Il se retourna et lui sourit.

— Voilà ce qui arrive quand on boit trop de bière, le ventre vide.

Elle lui caressa les cheveux.

— J'ai de l'aspirine dans mon sac. De l'extra-forte.

— Je ferais mieux de manger un peu.

— Allons te chercher une assiette.

Elle garda le bras autour de ses épaules pour l'accompagner sous la véranda.

— Dwayne est ivre mort, et je n'ai pas envie d'avoir à vous traîner tous deux jusqu'à la maison. Surtout que j'ai un rendez-vous pour ce soir.

— Qui est l'heureux élu?

— Ce docteur du FBI. Il est mignon à croquer.

Elle gloussa tout en adressant un signe de la main à Teddy Rubenstein.

— Je pensais l'essayer pour Crystal. Elle n'a pas arrêté de le regarder.

— Tu es une vraie amie, Josie.

— Je sais.

Elle prit une profonde inspiration.

— Allons, dit-elle, les côtelettes nous attendent.

 

Au-delà des anciennes maisons d'esclaves aux murs brûlants de chaleur, au-delà des champs de coton puant l'engrais et les pesticides, s'étendait le sombre étang en forme de U qui avait donné son nom à Sweetwater.

Ses eaux n'étaient plus si claires, désormais. Les poisons utilisés pour exterminer les charançons et autres fléaux des moissons s'étaient infiltrés dans le sol, génération après génération, et de là dans son bassin.

Mais son eau avait beau ne pas être potable, et ses poissons très certainement impropres à la consommation, il n'en offrait pas moins un spectacle magnifique sous la lune ascendante.

Les roseaux se balançaient languissamment sur les berges, dans les coassements et les bruits de plongeon des grenouilles. Les racines remontantes des cyprès chauves pointaient à la surface de l'étang comme de vieux os noirs. La nuit était assez claire pour qu'on pût distinguer les minuscules vaguelettes soulevées par le passage des moustiques et des petites bêtes en chasse.

Las de la bière qu'il avait absorbée au barbecue de Burke, Dwayne s'était rabattu sur sa boisson favorite, le Wild Turkey. Quoique la bouteille fût encore pleine aux trois quarts, il se sentait abominablement soûl. Il aurait mieux aimé s'asseoir chez lui pour s'abrutir d'alcool, mais Délia ne l'aurait sans doute pas laissé tranquille. Et il en avait sa claque des enquiquineuses.

La lettre de Sissy l'avait mis dans une colère qu'il comptait bien entretenir à grand renfort de whisky. Elle allait épouser le vendeur de chaussures. Mais il s'en fichait. Qu'elle aille donc épouser son peloteur de croquenots. De toute façon, il ne l'aimait pas — et ne l'avait même jamais aimée. Et il voulait bien être damné si elle venait encore lui pousser leurs enfants sous le nez pour essayer de lui soutirer du fric.

Ecoles privées, nouveaux vêtements — et quoi encore ? Ça suffisait. Déjà, Sissy et son gominé d'avocat lui avaient pratiquement interdit de voir ses deux garçons. « Droit de visite restreinte », qu'ils appelaient ça. Juste parce qu'il aimait boire un coup de temps en temps...

L'air renfrogné, debout devant l'étang, Dwayne ingurgita une nouvelle lampée de whisky. On avait fait de lui une espèce de monstre, alors qu'il n'avait jamais porté la main sur ses enfants. Ni sur Sissy, d'ailleurs. Encore que cela l'avait furieusement démangé une fois ou deux, histoire de la remettre à sa place.

Mais il n'était pas un homme violent. Il n'était pas comme son père. Il avait le vin bon, et l'avait démontré dès l'âge de quinze ans. Sissy Koons ne l'ignorait pas lorsqu'elle lui avait ouvert ses cuisses. Lui avait-il reproché de son côté d'être enceinte? Non, monsieur. Il l'avait épousée, lui avait acheté une belle maison et tous les jolis habits qu'elle voulait.

Autant donner de la confiture à un cochon, oui, se dit-il en repensant à la lettre. Si elle croyait qu'il allait laisser ce roucoulant représentant en chaussures adopter la chair de sa chair, elle se mettait le doigt dans l'œil. Qu'elle aille donc plutôt en enfer. Et du diable s'il plierait de nouveau devant la sempiternelle menace de le traîner encore devant les tribunaux au cas où il refuserait d'augmenter le montant mensuel de sa pension alimentaire.

Ce n'était pas une question d'argent. Il se fichait pas mal de l'argent. Tout ça, c'était le rayon de Tucker. Chez lui, c'était une question de principe.

« Plus d'argent, lui dirait-elle de sa voix enjôleuse, et tes enfants porteront le nom d'un autre homme. »

Ses propres enfants, le symbole de sa pérennité. Et l'objet de son affection, bien entendu. Ils étaient son sang, après tout, son lien avec l'avenir, et les chaînes qui le ligotaient à son passé. Voilà pourquoi il leur envoyait des cadeaux et des bonbons. Quant à les avoir dans les pattes, c'était une tout autre affaire.

Il se rappelait encore les cris et les couinements que Little Dwayne — qui ne devait pas avoir plus de trois ans — avait poussés en surprenant son papa, ivre mort, qui brisait contre le mur les verres des invités de Sissy.

Cette dernière était accourue pour prendre le petit dans ses bras, comme si c'était lui, et non les gobelets à bord doré, que son père était en train de catapulter contre le mur. Et le môme s'était mis à brailler.

Dwayne en était resté interdit. Il aurait voulu prendre la tête de l'un pour l'écraser sur celle de l'autre.

Ah, tu veux une bonne raison pour pleurer ? Eh bien, je vais t'en donner une.

Voilà ce que son père aurait dit, et tous les autres auraient tremblé dans leur froc.

Mais peut-être était-ce ce qu'il avait dit, songea-t-il après coup. Peut-être même l'avait-il crié. Sissy, cependant, n'avait pas tremblé. Au contraire, elle lui avait hurlé son dégoût et sa colère, le visage écarlate.

Il avait failli la gifler. Oui, se souvint-il, il était à deux doigts de lui frotter les côtes. Il avait même levé le bras pour le faire. Le souvenir de son père l'avait arrêté à temps.

Dépité, il était sorti en chancelant pour aller esquinter une énième voiture.

Sissy s'était barricadée dans la maison lorsque Burke l'avait ramené chez lui le lendemain. Il s'était senti très humilié quand elle lui avait ainsi refusé l'accès à son propre foyer, tout en criant par la fenêtre qu'elle allait descendre à Greenville consulter un avocat.

Innocence en avait fait des gorges chaudes pendant des semaines. On racontait partout comment Sissy l'avait chassé de chez lui avant de lui balancer ses affaires par la fenêtre de l'étage. Il avait dû boire des jours durant, jusqu'à en oublier son propre nom, pour être ensuite capable de prendre l'affront avec un haussement d'épaules.

Les femmes avaient l'art de contrarier l'ordre naturel des choses, se dit-il. Et voilà qu'aujourd'hui encore, Sissy revenait à la charge.

Mais le pire, et le plus difficile à admettre, c'était qu'elle insistait, surtout, pour être maîtresse de sa vie. Ayant abandonné Sweetwater aussi aisément qu'un serpent se débarrasse de sa vieille mue, elle s'apprêtait à poursuivre son chemin. Alors que lui... lui était piégé jusqu'au cou dans le bourbier des devoirs familiaux, esclave des espoirs qu'un père met en son fils. Une femme ne supportait pas un tel joug.

Non, sacré bon sang; une femme pouvait simplement faire tout ce qui lui plaisait. Rien que pour ça, il y avait de quoi les haïr.

Dwayne avala une nouvelle goulée et se mit à ruminer de sombres pensées. Il contemplait les eaux noires et, comme souvent, s'imaginait en train d'y pénétrer, de s'y fondre, d'en lamper un grand verre, le dernier, et de couler ensuite jusqu'au fond, les poumons saturés par l'eau du bassin.

Le regard perdu sur la surface de l'étang, il reprit une gorgée de Wild Turkey, préférant pour l'heure se noyer dans l'alcool.

*

*   *

Assise à une table de la taverne de McGreedy, Josie était en train de s'échauffer les sens. Située à côté du salon de beauté, ce lieu était son repaire favori. Elle aimait ses murs sombres respirant le whisky, son parquet gluant, ses tables bringuebalantes. Elle appréciait ce lieu autant que les fêtes tout aussi avinées, mais nettement plus guindées, auxquelles elle assistait souvent à Atlanta, Charlotte ou Memphis.

Elle ne manquait jamais de ressentir un coup de fouet en pénétrant dans cette atmosphère lourde de fumée et de vapeurs d'alcool, où s'entendaient de la country échappée du juke-box, des éclats de voix furieux ou hilares, et le claquement des boules de billard dans l’arrière-salle.

Elle y avait entraîné Teddy pour prendre quelques bières à sa table préférée, sous la gueule éraflée d'un vieux daim que McGreedy avait abattu durant la campagne électorale de 1952.

Avec une sorte de hurlement, elle flanqua une tape dans le dos de Teddy qui venait de lui raconter une blague graveleuse.

— Vous êtes un sacré pistolet, Teddy, s'écria-t-elle en allumant une cigarette. Vous m'assurez que vous n'avez pas une femme planquée quelque part?

— Deux ex, répondit-il.

Il lui sourit à travers la fumée de sa cigarette. Il ne s'était jamais autant amusé depuis qu'il avait attaché les membres d'un cadavre avec du fil de pêche, pour le faire trémousser sur le Twist and Shout des Beatles.

— Tiens, reprit Josie, quelle coïncidence ! J'en ai deux aussi. Le premier était juriste. Jus-triste, oui. C'était un beau jeune homme, bien comme il faut, d'une belle famille bien comme il faut de Charleston. Juste le genre de mari que môman rêvait de me voir alpaguer. Il a failli me faire mourir d'ennui au bout d'un an à peine.

— Coincé?

— Oh, mon chou.

Elle lança la tête en arrière pour que la bière fraîche coule d'un jet au fond de son estomac.

— J'ai pourtant essayé de le remuer. J'ai donné une fête pour le nouvel an, un bal masqué, où j'apparaissais en Lady Godiva.[1]

Haussant les sourcils, elle fit courir une main dans sa lourde crinière d'ébène.

— Je portais une perruque blonde, reprit-elle en posant son menton dans le creux des paumes, le regard étincelant. Rien qu'une perruque. Mais ce vieux Franklin — c'est comme ça qu'il s'appelait — n'arrivait tout simplement pas à se mettre dans l'ambiance.

Teddy pouvait aisément s'imaginer Josie vêtue de ses blonds cheveux postiches. Il songeait en tout cas que, pour sa part, il se serait merveilleusement coulé dans la mise en scène.

— Aucun sens de l'humour, estima-t-il.

— Comme vous dites. Alors, naturellement, j'ai décidé de repartir en chasse. Je voulais un mari d'un autre genre. J'ai fini par rencontrer un cow-boy, un dur, un vrai, dans un ranch de loisirs de l'Oklahoma. On a eu de sacrés bons moments ensemble.

Elle soupira à ce souvenir.

— Et puis je me suis rendu compte qu'il me trompait. Ce qui n'était pas si grave — à part qu'il le faisait avec des cow-boys.

— Ouille ! s'exclama Teddy avec une grimace compatissante. Et moi qui me croyais mal loti avec mes femmes qui jugeaient seulement mon boulot dégoûtant.

Il lui lança un clin d'œil.

— D'habitude, les femmes estiment que mon travail n'est pas un sujet décent de conversation.

— Eh bien moi, je le trouve fascinant.

Elle se tourna et fit signe au barman de les resservir, profitant habilement de ce changement d'attitude pour caresser le mollet de Teddy de son pied nu.

— Ce n'est pas un métier pour imbéciles, reprit-elle. Mener tous ces examens, découvrir qui a tué quelqu'un, juste en découpant... un corps...

Elle se pencha en avant, les yeux brillants.

— Tout cela m'échappe complètement, Teddy. Je veux dire : comment pouvez-vous décrire le meurtrier à partir d'un cadavre?

— Eh bien...

Il avala une gorgée de bière.

— ... c'est plutôt technique, mais grosso modo, vous vous contentez de mettre les morceaux du puzzle en place. Cause du décès, heure et lieu. Des fibres, voire du sang qui n'est pas celui de la victime. Des lambeaux de peau, des mèches de cheveux.

— Ça a l'air sinistre, commenta Josie avec un gracieux frémissement. Hmm, avez-vous trouvé quelque chose sur Edda Lou ?

— Nous avons l'heure, le lieu et la méthode.

A la différence de ses collègues, Teddy ne rechignait pas à parler boutique.

— Dès que j'aurai terminé les examens, je comparerai mes résultats avec ceux obtenus par le coroner du comté sur les deux autres femmes.

Il tapota la main de Josie d'un air compatissant.

— Je crois savoir que vous les connaissiez toutes les trois.

— Absolument. Je suis allée à l'école avec Francie et Arnette. Arnette et moi avons même partagé quelques petits copains — dans notre jeunesse dispendieuse et débridée.

Elle sourit, les yeux perdus dans le fond de sa chope.

— Et je crois bien avoir toujours connu Edda Lou, sans que nous ayons été bonnes amies pour autant. C'est tout de même affreux de penser qu'elle est morte.

Elle reposa son menton dans le creux de ses mains. Ses longs cheveux noirs et bouclés, ses yeux d'ambre et sa peau mordorée lui donnaient un air gitan. Et ce soir-là, elle avait encore accentué ce côté en portant de lourdes boucles d'oreilles et un caraco écarlate à large col élastique qui lui découvrait les épaules.

— Je suppose que vous ne pouvez me dire si elle a beaucoup souffert, murmura-t-elle.

— Tout ce que je peux affirmer, c'est que la plupart des blessures ont été infligées après le décès, répondit-il en lui pressant la main. N'y pensez plus, Josie.

— C'est impossible.

Ses yeux se baissèrent un instant sur son verre glacé, puis revinrent se poser sur lui.

— Pour être sincère — et je peux l'être avec vous, Teddy, n'est-ce pas?

— Bien sûr.

— La mort me fascine.

Elle eut un petit rire gêné et se rapprocha un peu plus de Teddy. Ce dernier sentit une bouffée de parfum capiteux, tandis que la poitrine de la jeune femme lui effleurait le bras.

— En égard à votre boulot, je vais vous l'avouer franchement : quand quelqu'un est tué, et qu'on en parle dans les journaux et à la télé, je ne loupe pas un seul article, une seule émission.

— Bah, repartit Teddy en gloussant. Vous faites comme tout le monde. Les autres ne le reconnaissent pas, voilà tout.

— Ça, c'est bien vrai.

Elle tira sa chaise contre la sienne, ses boucles noires venant caresser la joue du médecin légiste.

— Vous vous rappelez ces images qu'ils ont passées dans A Current Affaire et Unsolved Mysteries ? Vous savez, ces enquêtes sur les maniaques et les tueurs à la hache? Je trouve cela absolument passionnant. Je veux dire, ce qui pousse ces individus à faire tous ces trucs aux gens et pourquoi ils sont si difficiles à arrêter. Je crois qu'on est tous un peu nerveux à l'idée d'avoir quelqu'un dans ce genre en ville — mais en même temps, c'est excitant, non?

Teddy leva sa chope en manière de salut.

— C'est ce que vendent les journaux à sensations dans tous les supermarchés.

— Le goût du mystère, hein?

Elle gloussa et choqua sa bouteille contre la sienne.

— J'ai effectivement le goût du mystère. Mais vous savez, Teddy... je n'ai jamais vu de cadavre. Enfin, avant qu'il soit pomponné et mis dans un cercueil.

Déchiffrant la requête qui se devinait dans le regard de la jeune femme, Teddy fronça les sourcils.

— Ecoutez, Josie, vous n'avez franchement pas besoin de voir cela.

De son pied nu, elle continuait à lui caresser le mollet.

— J'imagine que ma demande doit vous paraître un peu morbide, horrible même, mais je pense que le spectacle pourrait être aussi... instructif.

 

Teddy savait qu'il commettait une erreur, mais il n'était pas aisé de résister à Josie Longstreet quand elle avait une idée en tête. Qu'ils fussent tous les deux à moitié ivres et secoués de fous rires n'arrangeait d'ailleurs pas les choses. Après trois essais infructueux, il parvint enfin à insérer la clé qu'on lui avait prêtée dans le cadenas qui fermait la porte arrière de chez Palmer.

— C'est l'entrée des livraisons? s'enquit Josie en étouffant un gloussement.

Teddy avait l'impression de retourner en enfance.

— Pompes funèbres Palmer, annonça-t-il. « Vous les refroidissez ? Nous aussi ! »

Josie partit d'un rire si fort qu'elle dut croiser les jambes pour ne pas faire pipi dans son short. Ils pénétrèrent ensemble dans la bâtisse en chancelant.

— Hou, il fait sombre là-dedans.

— Laissez-moi allumer.

— Non.

Son cœur battait à tout rompre. Elle prit la main de Teddy pour qu'il pût le constater par lui-même.

— Ça gâcherait l'atmosphère, ajouta-t-elle.

La plaquant contre la porte, Teddy la gratifia alors d'un long baiser ravageur. Puis, pressé contre elle, il fit remonter les mains sous son caraco. Les seins de la jeune femme jaillirent du fin bustier et lui remplirent les paumes. Elle avait les tétons longs et durs comme du granit.

— Jésus ! s'exclama-t-il, haletant de désir. Vous avez fait de la musculation ou quoi?

Sa bouche prit le relais de ses mains qui, pendant ce temps, se débattaient avec le short.

— Du calme, mon chou, lui dit-elle en s'esclaffant. Ma parole, tu es aussi agité qu'un taureau en rut.

Elle le poussa de côté.

— Laisse-moi prendre ma lampe de poche.

Plongeant une main dans son sac, elle y farfouilla un moment avant d'en ressortir une petite lampe en forme de stylo. Elle promena la lumière sur les murs, faisant lever des ombres tremblotantes. Peur et excitation lui donnaient le tournis, comme lorsqu'elle regardait les films d'horreur au Sky View.

— C'est par où?

Pour la mettre dans l'ambiance, Teddy lui chatouilla le bras jusqu'au cou. Elle frémit.

— Par ici, dit-il.

Il lui ouvrit le chemin avec des airs de conspirateur qui lui arrachèrent un nouveau gloussement.

— T'es un sacré numéro, Teddy.

Mais elle lui emboîta tout de même le pas.

— Ça sent la rose fanée et... et Dieu sait quoi encore.

— Tel est le parfum des fantômes, très chère.

Pourquoi préciser que c'était en fait l'odeur des onguents, du formol et du Monsieur Propre? songea Teddy en la guidant jusqu'à une seconde porte, dont il retrouva la clé à la lumière de la lampe.

— Vraiment? demanda-t-elle en déglutissant.

Teddy ouvrit la porte d'une poussée, et regretta aussitôt que les Palmer fussent aussi tatillons. Un long gémissement des gonds aurait été parfait. Josie prit une profonde inspiration et alluma les lumières.

— Ça alors! s'exclama-t-elle en frottant ses paumes moites contre ses cuisses. On dirait un cabinet de dentiste. C'est pour quoi faire, tous ces tuyaux?

Teddy eut un sourire étonné.

— Tu veux vraiment le savoir?

Elle s'humecta les lèvres.

— Euh, non, pas vraiment. Est-ce que...

Elle fit un geste en direction d'une forme recouverte par un drap blanc.

— C'est elle?

— Elle-même, oui.

Josie sentit ses entrailles frémir.

— Je veux la voir.

— D'accord. Mais tu regardes seulement.

Teddy s'approcha du cadavre et lui découvrit la tête. Josie fut prise d'un vertige.

— Jésus, murmura-t-elle enfin. Doux Jésus, elle est toute grise.

— Pas eu le temps de retoucher son maquillage.

La main sur l'estomac, Josie fit un deuxième pas en avant.

— Sa gorge...

— C'est la cause du décès, reprit Teddy en lui caressant les fesses, qu'elle avait rondes et fermes. Le couteau avait une lame de quinze, voire dix-huit centimètres de long. Maintenant, regarde un peu.

Il souleva le drap sur un des bras du cadavre.

— Tu vois cette décoloration des chairs dans la région du poignet? Comment la peau est écaillée? La pauvre fille a été ligotée avec une vulgaire corde à linge.

— Eh bien...

— Elle se rongeait les ongles, aussi. C'est pas beau, ça.

Il rabattit le drap sur le bras d'Edda Lou.

— Cette contusion à la base du crâne, reprit-il en tournant la tête de la victime, prouve qu'elle a été frappée avant de mourir. Et avec assez de force, sans doute, pour lui faire perdre conscience — le temps, pourrions-nous dire, de l'attacher et de la bâillonner. Des restes de fibres relevés sur ses lèvres ainsi que sur sa langue indiquent qu'un chiffon rouge a été utilisé pour cette dernière opération.

— Tu peux vraiment déduire tout ça? s'enquit Josie qui se surprenait à boire chacune de ses paroles.

— Oui, et bien plus encore.

— A-t-elle été... violée?

— L'hypothèse est en cours d'examen. Si par chance nous découvrons des traces de sperme, nous pourrons procéder à une identification génétique.

— Hum, je vois.

Elle avait déjà entendu cette expression quelque part.

— Ainsi, on retrouvera celui qui les a tués, elle et son bébé, conclut Josie.

— Mademoiselle est morte toute seule, la corrigea Teddy. Son gradient hormonal était plat.

— Comment?

— Elle n'avait pas de polichinelle dans le tiroir.

— Ah ouais?

Josie baissa les yeux sur le visage gris et inanimé avec une moue perplexe.

— Je le lui avais bien dit, qu'elle mentait.

— Dit à qui ?

Elle secoua la tête. Ce n'était pas le moment d'évoquer le nom de Tucker, se dit-elle. Elle préféra détourner les yeux d'Edda Lou et parcourut la pièce du regard.

Au vrai, une fois qu'on s'y était habitué, l'endroit était fascinant avec toutes ses bouteilles, ses éprouvettes, ses instruments effilés et chatoyants. Elle alla d'un pas nonchalant se saisir d'un scalpel. Mais, voulant en éprouver le fil, elle se coupa le gras du pouce.

— Zut.

— Faut pas toucher à ça, mon petit.

Plein de sollicitude, Teddy sortit un mouchoir et se pencha pour éponger le mince filet de sang. Josie contemplait le visage cadavérique sur la table d'embaumement. La bière lui faisait tourner la tête.

— Je ne savais pas que c'était aussi tranchant.

— Suffisamment tranchant pour te découper en tout petits morceaux.

Il gloussa, et continua à tamponner la blessure jusqu'à ce qu'elle retrouvât le sourire.

« C'est vraiment un ange », se dit-elle.

— Je me sentirais encore mieux si tu me suçais la plaie.

Elle leva le pouce contre sa bouche et le fit glisser entre ses lèvres. Tandis qu'il lui léchait sa blessure, elle ferma les yeux. Elle éprouvait un violent sentiment de volupté à le savoir ainsi en train de goûter son propre sang. Lorsqu'elle rouvrit enfin les paupières, son regard était lourd de désir.

— J'ai quelque chose pour toi, Teddy.

Tout en le laissant engloutir entièrement son pouce, elle tendit l'autre main au-dessus du plateau où reposaient les instruments acérés et tâtonna un instant à la recherche de son sac. Les paumes de Teddy remontèrent le long de ses cuisses jusqu'à son short. Elle sentit ses propres doigts se serrer dans le sac, au moment où Teddy glissait les siens sous l'élastique de sa culotte.

— Tiens !

Elle poussa un petit soupir, et lui tendit un préservatif. Puis, ses yeux mordorés brûlant de convoitise, elle lui ouvrit la braguette.

— Et si je te le mettais moi-même ?

Teddy frémit en sentant son pantalon lui tomber sur les chevilles.

— Mais je t'en prie.

 

Quand, vers 2 heures du matin, Josie déboula dans l'allée de Sweetwater, moulue et repue de plaisir, Billy T. Bonny était accroupi devant le pare-chocs avant de la Porsche de Tucker. Il jura en voyant les phares percer les ténèbres à deux doigts de sa tête. A dix minutes près, il serait parti tranquille, sa tâche accomplie.

Son cœur manqua un battement lorsque Josie enfonça la pédale de frein. Un nuage de gravier vint mourir sur le bout de ses grosses chaussures de travail. Ses doigts maculés de graisse se refermèrent sur le manche de sa clé à molette.

Tandis que Josie descendait de voiture, il se roula en boule contre la Porsche, les yeux fixés sur les pieds de la jeune femme. Ceux-ci étaient nus, leurs ongles laqués de vernis carmin. Une fine chaîne d'or ceignait une de ses chevilles. Billy T. se sentit aussitôt émoustillé. Le parfum de Josie s'était répandu dans la nuit, un parfum sucré et capiteux auquel se mêlaient les notes profondes de récentes étreintes.

La jeune femme était en train de fredonner Crazy de Patsy Cline quand, soudain, son sac lui échappa des mains, et le contenu s'en déversa sur le sol : du rouge à lèvres, de la menue monnaie, un rayon entier de produits de beauté, deux miroirs, une pleine poignée de préservatifs ensachés, un flacon d'aspirine, un adorable pistolet à la crosse ornée de perles et trois boîtes de Tic-Tac. Billy T. étouffa un juron quand elle se baissa pour récupérer ses biens.

Plaqué contre la carrosserie de la voiture, il regarda ses jambes fuselées se replier dans le mouvement qu'elle fit pour s'accroupir, et la vit remplir son sac à tâtons en y enfournant avec les objets une belle proportion de gravier.

— Et zut, marmonna-t-elle.

Elle se redressa en bâillant et se dirigea vers la maison.

Après que la porte d'entrée se fut refermée, Billy T, attendit une bonne demi-minute avant de se remettre au travail.

 

Coupable Innocence
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